CHAPITRE 14
Le lendemain, dans la passerelle du Yokohama, Jaxom et Piemur se penchèrent sur leurs consoles.
— Je sais que nous avons vidé ces sacs dans le réservoir, dit Piemur d’un ton chagrin, mais ça ne se voit pas à la jauge.
— Le réservoir est grand, dit Jaxom, tapotant le cadran. Une goutte d’eau dans la mer.
— Tout ce travail pour rien, ajouta Piemur, dégoûté.
Ils avaient été obligés d’enfiler des combinaisons spatiales, parce que le tuyau de remplissage se trouvait dans une section sans atmosphère. Le Harpiste n’aimait pas se sentir engoncé, et n’appréciait pas l’odeur de l’air en bouteille. Malgré l’apesanteur, les sacs s’étaient révélés difficiles à manœuvrer : ils n’avaient pu en emporter que deux à la fois de la soute où les dragons les avaient transportés, jusqu’au niveau des machines. Et ils avaient été encore plus difficiles à vider, selon les instructions de Siav sur la procédure à suivre pour manier des liquides en apesanteur.
— Pas pour rien, répondit Siav. Le carburant est maintenant à l’abri de tout attentat.
— Alors, il était dangereux ? demanda Piemur.
— Le carburant n’était pas inflammable, mais il aurait pu avoir des effets toxiques s’il s’était répandu. Et un sol imprégné de carburant devient stérile. Il est sage d’éviter les problèmes inutiles.
Jaxom fit jouer les muscles de ses épaules pour les détendre. Parfois, le travail en apesanteur était plus pénible que la même tâche exécutée sur Pern.
— Nous avons déjà assez de problèmes comme ça, dit Piemur.
Puis, se tournant vers Jaxom, il proposa :
— Tu veux du klah ?
Il leva sa bouteille, une des nouvelles inventions d’Hamian : c’était un grand flacon en verre épais, isolé par les fibres de la plante dont se servait Bandarek pour la fabrication du papier, le tout protégé par une enveloppe du nouveau plastique dur d’Hamian. La bouteille conservait les liquides, froids ou chauds, à la même température, bien que certains ne comprissent pas comment elle connaissait la différence.
— Un friand ?
Jaxom sourit en buvant à la bouteille, prenant soin qu’aucune goutte ne s’échappe.
— Comment se fait-il que tu possèdes toujours les derniers gadgets ?
Piemur leva les yeux au ciel.
— Siav appelle ça un thermos, et, traditionnellement, les harpistes essayent les objets nouveaux ! De plus, je suis résident du Terminus où Hamian a sa manufacture, tandis que tu n’es qu’un visiteur occasionnel qui rate tout ce qui est amusant.
Jaxom refusa de mordre à l’hameçon.
— Merci pour le friand, Piemur. J’avais grand-faim.
Ils avaient ôté leurs casques et leurs gants, et s’assirent dans les fauteuils devant les consoles. Sa faim un peu assouvie, Piemur montra de la main Ruth, Farli et Meer collés à la fenêtre.
— Voient-ils quelque chose que nous ne voyons pas ? demanda-t-il.
— J’ai posé la question à Ruth, dit Jaxom. Il dit qu’il aime regarder Pern, si belle au-dessous de lui. Avec les nuages et les variations de la lumière, ce n’est jamais la même vue.
— Pendant que vous mangez, dit Siav, je vais profiter de l’occasion pour vous expliquer une nouvelle étape très importante du processus d’entraînement.
— C’est pour ça que nous avons hérité de la corvée de sacs ? demanda Piemur avec un clin d’œil à Jaxom.
— Vous êtes toujours aussi perspicaces, Piemur. Ici, nous avons un canal protégé.
— Nous sommes tout oreilles, dit Piemur. Enfin, figurativement parlant.
— Parfait. Il est essentiel d’apprendre combien de temps les dragons peuvent passer dans l’espace sans être protégés par les combinaisons que vous portez actuellement.
— Je croyais que vous le saviez, Siav, dit Jaxom. Ruth et Farli n’ont pas été incommodés par le temps qu’ils ont passé dans la passerelle. Ils n’ont pas semblé remarquer le froid, et n’ont certainement pas souffert du manque d’oxygène.
— Ils sont restés dans la passerelle exactement trois minutes et demie. Or, il est indispensable qu’ils fonctionnent normalement pendant un minimum de douze minutes. Quinze minutes constitueraient la limite supérieure.
— Pour faire quoi ? demanda Jaxom, se penchant, les coudes sur les genoux.
— Pour les habituer à être dans l’espace…
— Après les avoir habitués à l’apesanteur ? demanda Jaxom.
— Exactement.
— Alors, nous commençons à savoir marcher ? demanda Piemur.
— Si l’on veut. Vos dragons font preuve d’une adaptabilité digne d’éloges. Il n’y a pas eu de réactions défavorables à l’apesanteur.
— Pourquoi y en aurait-il eu ? demanda Jaxom. C’est comparable au vol plané et au vol dans l’Interstice, qui ne leur posent pas de problème. Ainsi, ils vont maintenant devenir extravéhiculaires ?
— Est-ce qu’ils ne risquent pas de flotter hors de portée ? demanda Piemur, lançant un regard anxieux à Jaxom. Je veux dire, comme les Fils ?
— À moins d’un mouvement brusque, ils resteront stationnaires, dit Siav. Et sortant du Yokohama, ils iront à la même vitesse que le vaisseau, et non à une vitesse différente comme les ovoïdes de Fils. Toutefois, pour prévenir toute panique…
— Les dragons ne paniquent pas, dit Jaxom, catégorique, avant que Piemur ait pu dire la même chose.
— Mais leurs maîtres pourraient paniquer, répliqua Siav.
— J’en doute, dit Jaxom.
— Peut-être les chevaliers-dragons constituent-ils une race à part, Seigneur Jaxom, dit Siav, de son ton le plus cérémonieux, mais les archives de nombreuses générations indiquent que certains humains, malgré leur entraînement, peuvent être pris d’agoraphobie. C’est pourquoi, afin de prévenir la panique, le dragon devrait s’attacher au Yokohama.
— Par des câbles ? Nous pouvons apporter des cordes, ou de ce solide filin que tréfile Fandarel, suggéra Piemur.
— Ce ne sera pas nécessaire, car nous avons déjà ce qu’il nous faut.
— Quoi ? demanda Jaxom, regrettant d’avoir retardé, par leur bavardage, l’énoncé de détails qu’ils attendaient depuis des Révolutions.
L’écran devant eux s’alluma, montrant un dessin du Yokohama de profil. Puis, en plan rapproché, ils virent la longue galerie des machines, et le grillage de poutrelles entrecroisées qui autrefois maintenaient en place les réservoirs auxiliaires de carburant.
— Les dragons pourront se retenir aux poutrelles ! s’écria Jaxom. Cela leur donnera une excellente prise. Et, à moins que j’aie mal lu les dimensions, ces rails sont aussi longs que la Couronne d’un Weyr. Imagine, Piemur, tous les Weyrs de Pern alignés sur ces solives ! Quel spectacle !
— Le seul ennui, dit Piemur, pratique, c’est qu’il n’y a pas assez de combinaisons spatiales pour tous les chevaliers-dragons.
— Il y en aura suffisamment le moment venu, les informa Siav avec calme. Mais tous les dragons de Pern ne seront pas nécessaires. Puisque vous avez encore votre combinaison, Seigneur Jaxom, et que vous vous êtes restauré, vous pourriez peut-être tenter une activité extravéhiculaire avec Ruth aujourd’hui ?
Les yeux de Piemur se dilatèrent de stupéfaction.
— Par le premier Œuf, ce n’est pas des humains qu’il faut te méfier, Jaxom. C’est Siav qui cherche à te tuer !
— Sottise ! répliqua Jaxom avec véhémence, bien qu’il ait senti son estomac se nouer et son cœur s’accélérer à l’idée d’une AEV. Ruth ?
Je pourrai bien mieux voir que de la fenêtre, répondit le dragon blanc.
Avec un rire un peu tremblotant, Jaxom retransmit à Piemur la réponse de Ruth. Le harpiste soupira, l’air incrédule.
— Je ne sais pas lequel de vous deux est le plus fou. Vous êtes capables de tenter n’importe quoi, vous deux. Et dire que c’est moi qui passe pour téméraire ! ajouta-t-il d’un ton acide.
— Mais tu n’es pas chevalier-dragon, dit doucement Jaxom.
— Alors, c’est le dragon qui fait l’homme ? répliqua Piemur.
Jaxom sourit, avec un regard affectueux à Ruth, qui regardait les deux humains.
— Avec un dragon pour te guider et te garder, tu as tendance à te sentir en sécurité.
— Dans la mesure où ton harnais tient le coup, rétorqua vivement Piemur.
Puis il branla du chef.
— À la réflexion, avec Siav comme mentor, tu n’as pas à te soucier de ce que pourraient te faire de simples mortels.
— Le Seigneur Jaxom ne court aucun danger, Harpiste Piemur, dit Siav, très cérémonieux.
— C’est vous qui le dites ! Alors, tu vas le faire ? poursuivit-il, regardant Jaxom d’un air farouche. Sans demander d’autorisation à personne ?
Jaxom le foudroya en retour, sentant monter la colère.
— Je n’ai pas besoin d’autorisation, Piemur. Voilà longtemps que je prends mes décisions tout seul. Cette fois, j’agirai sans aucune interférence de quiconque. Ni de toi, ni de F’lar, ni de Lessa ou de Robinton.
— De Sharra ? dit Piemur, le regardant dans les yeux.
Ça n’a pas l’air difficile ce que Siav nous demande. Ce n’est pas plus dangereux que d’aller dans l’Interstice, où il n’y a rien pour se tenir. Mes serres sont puissantes. Ma prise nous assurera solidement tous les deux, dit Ruth.
— Ruth ne voit pas de problème. S’il en voyait, je l’écouterais, dit Jaxom, très conscient que Sharra partagerait sans aucun doute les réserves de Piemur. Je ne sais pas pourquoi l’idée d’une AEV te bouleverse comme ça. Je croyais que tu voudrais être le premier.
Piemur parvint à faire un petit sourire.
— Un, je n’ai pas de dragon pour me rassurer. Deux, je déteste être engoncé dans ce truc, dit-il, montrant la combinaison. Et trois, il est vraisemblable que je fais partie des humains qui paniqueraient avec les pieds à un million de longueurs de dragon du sol, poursuivit-il, retrouvant son sourire ironique. Alors, conclut-il en se levant et en prenant le casque de Jaxom, puisque je n’arrive pas à te dissuader, vas-y ! Maintenant ! Avant que je sois mort de peur !
Jaxom lui saisit l’épaule.
— N’oublie pas que Siav ne peut pas mettre un humain en danger. Et nous avons vu des bandes vidéo d’astronautes s’entraînant aux AEV.
Allons-y. Ruth exerça une poussée contre la fenêtre, juste assez forte pour l’amener près de Jaxom, et baissa les yeux sur le visage inquiet de Piemur. Dites à Piemur que je ne permettrai pas qu’il vous arrive malheur.
— Ruth dit qu’il ne permettra pas qu’il m’arrive malheur, dit Jaxom.
Avec une rudesse engendrée par l’angoisse, Piemur coiffa Jaxom de son casque, vérifia l’oxytank, et lui fit signe de brancher son micro.
— Jaxom, parle sans arrêt, s’il te plaît, dit Piemur.
— Hoche la tête si tu m’entends bien, dit Jaxom.
Piemur hocha la tête.
— Siav, dites-nous où aller pour que Piemur puisse nous voir.
Avec une dernière bourrade à son ami, Jaxom décolla du sol un pied, puis l’autre, et se laissa flotter à hauteur de Ruth. Il se hissa en selle, attacha son harnais aux barrettes prévues pour les accessoires nécessaires pendant les AEV.
— Tu as le bon harnais ? demanda Piemur, acide.
— Ça fait deux fois que tu me le demandes aujourd’hui.
— Deux précautions valent mieux qu’une, répondit Piemur, encore plus caustique.
Jaxom aurait voulu qu’il ne s’inquiète pas tant ; mais seul un autre chevalier-dragon pouvait comprendre la suprême confiance qu’il avait en Ruth.
Tu sais où on va, Ruth ?
Bien sûr. On y va ?
Jaxom avait l’habitude de la brièveté des passages dans l’Interstice, mais celui-ci fut le plus bref de tous. Un instant, il était dans la passerelle, le suivant ils se retrouvèrent entourés de ténèbres différentes. Le temps d’un battement de cœur, Jaxom connut la plus grande peur de sa vie, mais la tête de Ruth, pivotant de droite et de gauche, suffit à le rassurer. Puis – contrastant avec l’absence totale de sensations dans l’Interstice – il prit conscience de ses jambes serrées sur le cou de Ruth, et même de la pression du harnais sur sa taille.
Je ne te lâcherai pas, dit Ruth, aussi calme que jamais. Je me retiens aux rails ; le métal est si froid qu’il en paraît brûlant.
Jaxom baissa les yeux et vit que Ruth avait refermé ses serres sur les rails – deux rails différents –, confortablement allongé entre deux niveaux consécutifs.
Je retiens mon souffle, mais je ne suis pas oppressé, reprit Ruth roulant des yeux bleus d’intérêt. Au-dessus de lui, Jaxom voyait d’autres rails formant une grille encerclant les moteurs matière/anti-matière pour la propulsion interstellaire.
— Ça va, Jaxom ? demanda Siav.
— Très bien, dit Jaxom, mais en fait, il se détendit à peine.
— Ruth n’est pas oppressé ?
— Il dit que non. Il retient son souffle.
Je vais monter plus haut. Ici, il n’y a rien à voir, à part les moteurs. Ils ne sont pas intéressants.
Avant que Jaxom ait eu le temps de réagir, Ruth tendit la patte vers le rail supérieur.
Quoi qu’il arrive, Ruth, ne te lâche pas entièrement.
Je ne ferais que flotter.
Jaxom s’émerveilla de la désinvolture de son dragon dans cet environnement nouveau et dangereux. Mais les dragons n’affrontaient-ils pas le danger en face à chaque Chute ?
Vous voyez ? Et Ruth se mit à flotter, plutôt qu’à grimper vers le haut. Stupéfait de l’initiative de son dragon, Jaxom en resta sans voix. Et ça n’a pas d’importance si je me lâche parce que je n’ai qu’à plonger dans l’Interstice pour aller où je veux. Alors, la vue n’est-elle pas magnifique d’ici ?
Jaxom dut en convenir. Ruth s’était perché sur le rail plus haut, et devant eux le globe de Pern rayonnait de tous ses verts et ses bleus. Il crut reconnaître l’estuaire de la Rivière Paradis, et, juste à l’horizon, les collines pourpres de Rubixon et de Xanadu. Au-dessus scintillait Rukbat, et loin, plus loin, à une distance inimaginable étaient L’Étoile Rouge et le Nuage d’Oort où la planète erratique entrerait dans une centaine de Révolutions.
Brusquement, Meer et Farli apparurent près d’eux.
Nous n’allons pas nous attarder davantage. Vous feriez bien de rentrer ; vous ne pouvez pas retenir votre souffle aussi longtemps que moi, leur dit Ruth, qui ajouta : Ils trouvent que l’espace est trop vaste. Et aussi plus froid que l’Interstice. Nous allons rentrer. Je ressens le besoin de respirer.
De nouveau, Ruth passa à l’action avant que Jaxom ait eu le temps d’intervenir. Presque sans aucune sensation de transfert, ils se retrouvèrent dans la passerelle du Yokohama.
C’était splendide ! s’exclama Ruth avec satisfaction.
Piemur était livide sous son hâle, avec l’air étonnamment sombre pour un homme ayant exploré le Continent Méridional pendant des mois sans perdre son sens de l’humour, avec, pour toute compagnie, un lézard de feu et une haridelle.
— Était-il indispensable d’appeler Meer et Farli ?
— Ils sont venus d’eux-mêmes. Ruth dit qu’ils trouvent l’espace trop vaste, dit Jaxom, riant de cet euphémisme. Ruth est enchanté, et moi aussi. En fait, il n’y a pas grande différence avec l’Interstice, et ce n’est pas si dangereux. Comme l’a remarqué Ruth, il n’avait qu’à plonger dans l’Interstice pour aller où il voulait, de sorte que nous n’avons jamais été vraiment en danger.
— On dirait que tu cherches à t’en convaincre, dit Piemur.
— Il faut s’habituer, dit Jaxom, passant la main dans ses cheveux collés par la sueur et essayant de sourire de façon plus convaincante.
— Je me demande, dit Piemur, ce que diront Sharra, Lytol, Lessa, F’lar et Robinton en apprenant ta dernière escapade.
— Quand ils auront essayé, ils se rendront compte que ce n’est pas vraiment dangereux. C’est simplement… un aspect différent du voyage à dos de dragon !
Piemur poussa un soupir ostentatoire.
— Et comme vous avez réussi, toi et Ruth, tous les chevaliers-dragons de Pern se sentiront obligés de suivre ton exemple. Est-ce là ce que vous désiriez, Siav ?
— Ce résultat est inévitable, étant donné l’amicale émulation qui règne entre les chevaliers-dragons.
Piemur leva les mains, résigné.
— Comme je l’ai déjà dit, avec un ami comme Siav, on n’a pas besoin d’ennemis.
Une fois revenu au Terminus, Jaxom n’échappa pas aux sermons.
— C’est bien d’un Harpiste, remarqua-t-il à l’adresse de Piemur quand il tonitrua la nouvelle à Lytol sans préambule.
Lytol devint livide, et Jaxom eut la satisfaction de voir pâlir Piemur.
— Pas d’exagérations, d’accord ? dit-il s’avançant à grands pas vers Lytol. Je n’ai rien. Ruth ne m’aurait jamais mis en danger, et Siav non plus. Holà, quelqu’un ! cria-t-il. J’ai besoin d’aide !
Jancis arriva en courant, embrassa la scène d’un coup d’œil, ressortit et revint bientôt avec un thermos. Elle servit à Lytol un gobelet de klah chaud.
— Ne reste pas planté comme ça, Piemur. Va chercher du vin. Et vous, poursuivit-elle, s’adressant à Jaxom, qu’est-ce que vous avez encore inventé ?
— Rien d’aussi dangereux que d’annoncer une nouvelle à… (Il se reprit avant de prononcer « un vieillard », et continua :) à quelqu’un sans avertissement ni préparation. Je suppose que Siav n’avait prévenu personne de ce qu’il voulait de nous aujourd’hui ?
— Quel danger y aurait-il à vider des sacs de carburant ? dit Jancis, ses grands yeux dilatés d’étonnement.
— Je vais parfaitement bien, affirma Lytol avec force.
Le klah lui avait rendu ses couleurs.
Piemur revint en courant, une outre dans une main et des verres dans l’autre.
— J’ai autant besoin d’un verre que tout le monde, dit-il en les posant avec force.
Il remplit le premier en répandant du vin tout autour, et Jancis lui prit l’outre des mains.
— Merci ! Ça fait du bien, dit-il, vidant son verre et le lui tendant pour qu’elle le remplisse.
— Tu attendras ton tour, dit-elle sévèrement.
Jaxom lui fit signe de remplir le gobelet de Lytol.
— Alors, qu’est-ce qui vous a poussé à tenter une manœuvre aussi dangereuse ? demanda Lytol.
— Ce n’était pas dangereux, soupira Jaxom. Siav nous a demandé de faire une AEV, et nous l’avons faite. Nous n’étions pas en péril. Ruth avait accroché ses serres aux rails entourant les moteurs et moi… j’étais accroché à Ruth.
— Ah, les chevaliers-dragons ! dit Jancis, réprobatrice.
— Ne pensez-vous pas, Lytol, qu’un dragon ne mettrait jamais son maître en danger ? Qu’un dragon peut se mettre à l’abri dans l’Interstice si besoin est ?
Jaxom réalisa soudain que c’était la première fois depuis bien des Révolutions qu’il demandait à Lytol son avis sur les capacités des dragons. Il vit son tuteur serrer les dents, et se demanda s’il n’avait pas manqué de tact.
— Parfois, j’ai pensé que Ruth était trop impulsif. Mais vous, Jaxom, vous avez toujours été prudent, et l’un compensait l’autre. Il n’aurait pas plus risqué votre vie que vous ne mettriez la sienne en danger. Mais cette activité extravéhiculaire aurait dû être discutée au préalable.
Piemur lança à Jaxom un regard entendu, et Jaxom haussa les épaules.
— Nous avons fait cette AEV, et prouvé que c’était possible.
Je vais dormir au soleil, lui dit Ruth. Vous allez parler pendant des heures. Je suis content qu’on n’ait pas discuté avant. Il aurait fallu des jours avant d’obtenir l’autorisation. Et on ne l’aurait peut-être jamais eue.
Jaxom ne répéta pas les remarques rien moins que diplomatiques de Ruth, ni son jugement sur les discussions à venir – discussions qui commencèrent par de sévères critiques lorsque Lessa, F’lar, Robinton et D’ram furent informés de l’AEV.
— Un exemple de plus de l’obsession de Siav, dit Lessa, mécontente d’être convoquée à cette réunion fortuite.
— Il vaudrait mieux vous concentrer sur le sens profond de cet incident, dit Jaxom, avec plus d’irritation qu’il ne s’en était jamais permis en présence des Chefs du Weyr de Benden. L’important, c’est que ça peut se faire, a été fait, et que Siav dit que les AEV par les dragons et leurs maîtres sont essentielles à son plan.
Ils n’étaient pas dans la salle de Siav, mais dans la salle de conférences.
— Et pourquoi faudrait-il que les dragons s’accrochent à ces satanés rails à des milliers de miles au-dessus de Pern ? demanda F’lar.
— Pour habituer les dragons à être dans l’espace, répliqua Jaxom.
— Ce n’est pas tout, dit Robinton d’un ton pensif.
— Non, dit D’ram en se redressant. Les dragons doivent déplacer le Yokohama.
— Pourquoi ? demanda Lessa. Ça servirait à quoi ?
— À le précipiter sur L’Étoile Rouge, dit D’ram.
Jaxom, Piemur et F’lar secouèrent la tête.
— Pourquoi pas ? demanda Lessa. Ce doit être pour qu’il voulait qu’on verse le carburant dans les réservoirs.
Jaxom sourit à son ignorance.
— Cette goutte de carburant n’exploserait pas sous l’impact, et le choc, malgré la masse du vaisseau, n’altérerait pas d’un cheveu l’orbite de L’Étoile Rouge. Mais je suis d’accord avec vous : il a besoin des dragons pour déplacer quelque chose.
— Allons lui demander quoi, suggéra Robinton en se levant. (Comme les autres ne bougeaient pas, il ajouta :) Vous n’avez pas envie de savoir ?
— Je n’en suis pas sûre, murmura Lessa.
— Mais elle se leva et suivit les autres jusqu’à la salle de Siav.
Jaxom, Jancis et Piemur fermèrent les portes des différentes pièces occupées par les étudiants, puis celle de la salle de Siav à laquelle Piemur s’adossa.
— Qu’est-ce que les dragons devront déplacer et où ? demanda F’lar sans préambule.
— Ainsi, vous avez percé une partie du plan, Chef du Weyr ?
— Vous allez précipiter le Yokohama contre la planète ? demanda Lessa, encore sûre que c’était la solution.
— Ce serait totalement inefficace, et nous avons besoin du Yokohama comme point de départ.
— Pour quoi faire ? insista F’lar.
Parut sur l’écran une image de L’Étoile Rouge, enrichie de tous les détails glanés par Wansor au cours de ses patientes observations. Une profonde faille traversait tout un hémisphère – caractéristique inhabituelle causée, avait dit Siav, par un tremblement de terre d’une force incroyable.
— Vous voyez tous cette faille. Il est très possible qu’elle s’enfonce profondément dans le sol. Et il est probable qu’une explosion de puissance suffisante en ce point ait l’effet désiré d’altérer l’orbite de l’Étoile Rouge. Surtout au moment où la planète est déjà perturbée par sa proximité du cinquième satellite de ce système.
L’image se modifia pour présenter le schéma du système de Rukbat.
— Normalement, une explosion de cette puissance serait impossible à obtenir. Non seulement à cause de la difficulté d’amasser les éléments requis pour une telle explosion, mais aussi parce qu’il est presque impossible de prévenir des éléments chaotiques d’entrer dans les équations de mouvement de l’Étoile Rouge et même des autres planètes.
« Il ressort des observations de Maître Wansor, que la cinquième planète est dépourvue d’atmosphère et de vie. Elle est aussi à son point le plus éloigné de Pern. Quelques perturbations affecteront le système, mais les calculs montrent qu’elles seront négligeables au regard des effets désirés, à savoir la cessation des incursions des Fils sur cette planète. »
Pendant un très long moment, tous gardèrent le silence.
— Nous n’avons pas la capacité de produire une telle explosion, dit Jaxom.
— Vous, non. Mais le Yokohama, le Bahrain et le Buenos Aires, si.
— Quoi ? demanda F’lar avec colère.
— Les moteurs, dit Jaxom. Les satanés moteurs. Oh, comme vous êtes tortueux, Siav !
« Mais les moteurs sont morts », « Il n’y a pas assez de carburant », « Comment les apporter si loin ? » s’écrièrent-ils tous en même temps.
— Les moteurs sont en sommeil, dit Siav, dominant le tumulte. Mais c’est le matériau qu’ils renferment qui fournira la puissance explosive. Si l’antimatière entre en contact avec la matière sans contrôle, le résultat sera conforme à vos besoins.
— Pas si vite… (Jaxom demanda le silence et poursuivit :) Vous avez spécifiquement déclaré dans vos cours d’ingénierie à Fandarel que des métaux les plus denses empêchent le contact de l’antimatière avec la matière. Nous n’avons pas l’équipement nécessaire pour pénétrer ces coquilles. Ou Fandarel travaillerait-il sur un projet que nous ignorons ?
Il y eut une courte pause, et Jaxom convint à part lui que, comme le pensait Robinton, Siav semblait parfois rire sous cape.
— Il est vrai que les facteurs de sécurité inclus dans les grands moteurs interstellaires étaient très sophistiqués, dit enfin Siav, et que leurs spécifications ne figurent pas dans les données d’ingénierie. Mais les problèmes les plus complexes peuvent souvent être résolus par les méthodes les plus simples. Cette installation doit également se conformer aux stipulations selon lesquelles vous ne devez pas être instruits dans un niveau de technologie supérieur à celui de vos ancêtres. Heureusement, vous disposez déjà d’un agent de pénétration. Vous vous en servez à chaque Chute depuis des siècles.
— HNO3 ! dit Piemur en un souffle.
— Exact. L’enveloppe métallique des moteurs matière/anti-matière n’est pas inattaquable à ses effets corrosifs.
« Cela prendra du temps, et c’est pourquoi un délai de deux semaines est prévu pour cette partie du plan, mais l’acide rongera les enveloppes. Et quand matière et antimatière entreront en contact, elles se détruiront mutuellement, provoquant l’explosion cataclysmique nécessaire pour modifier l’orbite de l’Étoile Rouge. D’autres questions ? »
Cette fois, ce fut Jaxom qui rompit le silence.
— Ainsi, tous les Weyrs de Pern seront nécessaires pour transporter les moteurs, non les vaisseaux, jusqu’à l’Étoile Rouge en passant par l’Interstice. Et pour les lâchers dans la faille ?
— Les lâchers déplaceraient les bouteilles d’HNO3.
— Quel est le poids de ces moteurs ? demanda F’lar.
— Leur masse est le point faible du plan. Toutefois, vous m’avez constamment répété que les dragons peuvent transporter ce qu’ils pensent pouvoir porter.
— C’est exact, mais on ne leur a jamais demandé de porter des moteurs, répliqua F’lar accablé par l’ampleur de la tâche.
Jaxom se mit à glousser, suscitant des regards réprobateurs.
— C’est pour ça que les bronzes ont dû s’exercer en apesanteur – pour s’habituer à la légèreté des objets dans l’espace. Exact, Siav ?
— C’est exact.
— Alors, si nous ne leur disons pas combien pèsent ces moteurs… C’est valable du point de vue psychologique, et je crois que ça marchera. Surtout si nous pensons que ça marchera. Exact ?
— Le raisonnement de Jaxom se défend, dit Lytol. Avec de nombreux dragons, travaillant tous ensemble… ce devrait être possible. Chaque dragon ne portant que sa juste part du fardeau, chacun persuadé qu’il peut réussir. Et ces rails sont commodes ; chaque dragon aura une bonne prise sur la charge.
— Avec de petits coussins pour protéger leurs pattes de la froideur du métal dans l’espace.
— Et leur faire emporter un si grand poids dans l’Interstice ? dit Lessa, toujours sceptique.
— Tu sais, dit F’lar en se frictionnant pensivement le menton, je crois qu’ils peuvent réussir – si nous pensons qu’ils le peuvent. Jaxom, comment Ruth a-t-il réagi ?
— Pas si vite, dit Lessa, l’interrompant de la main, le front plissé de concentration. Combien de temps prendrait cette manœuvre ? Nous pouvons faire passer les moteurs dans l’Interstice, mais les transporter si loin…
— Vous et votre reine Ramoth, vous avez remonté le temps…
— Et elles ont failli en mourir, dit F’lar.
— Les chevaliers-dragons auront des bouteilles d’oxygène – et c’est sans doute ce qui vous a manqué, Dame du Weyr – et des combinaisons spatiales.
— Il n’y en a pas assez ! protesta D’ram.
— Pas encore, dit Piemur, les yeux brillants. Mais Hamian fabrique le tissu plastifié plus vite que Maître Nicat ne peut en coller les pièces.
— D’après tous les chevaliers-dragons que j’ai interrogés, un maximum de huit secondes suffit pour atteindre n’importe quel point de Pern, reprit Siav. Sur ces huit secondes, les dragons en utilisent cinq pour assimiler les coordonnées, et le reste pour le transfert proprement dit. Partant de ces données et les appliquant à un calcul logarithmique, si nous supposons qu’il faut une seconde pour parcourir 1.600 kilomètres, il faudra 2 secondes pour 10.000 kilomètres, 3,6 pour 100.000, 4,8 pour un million, et de 7 à 10 pour dix millions. Bien que cette méthode de transfert reste toujours incompréhensible à cette installation, elle semble marcher dans la pratique. Par conséquent, connaissant la distance approximative de Pern à l’Étoile Rouge il est facile de calculer la durée de ce saut interplanétaire. Il a également été établi que les dragons peuvent rester quinze minutes sans respirer avant de souffrir du manque d’oxygène – c’est plus qu’il n’en faut pour faire le voyage, positionner les moteurs dans la faille, et revenir. Les dragons ont un vol très précis.
— J’aimerais tenter ce voyagé avant, dit F’lar.
Lessa pâlit, mais il poursuivit sans lui laisser le temps protester :
— Ma chérie, si nous croyons en les capacités de nos dragons, nous pouvons aussi croire en les nôtres. Avant de demander aux Weyrs de se lancer dans cette aventure, je dois m’assurer que c’est faisable et que personne ne risquera sa vie. Pas cette fois !
Tous savaient qu’il faisait allusion à la tentative presque fatale de F’nor pour atteindre l’Étoile Rouge, bien des Révolutions plus tôt.
— Y a-t-il de l’air sur L’Étoile Rouge ?
— Non, répondit Siav. Pas d’atmosphère respirable. Il n’y a pas d’eau non plus, car elle s’est évaporée, avec tous les corps volatiles, lors de ses passages répétés au voisinage de Rukbat. La gravité à la surface ne dépasse pas le dixième de celle de Pern, car l’atmosphère est beaucoup moins dense que celle dont vous avez l’habitude.
— Vous n’entreprendrez pas seul une expédition aussi périlleuse, dit D’ram en se levant, l’air résolu.
— D’ram… dit Robinton lui saisissant le bras, sous le regard à la fois approbateur et compatissant de Lytol.
— D’ram, c’est une mission pour un homme jeune, dit l’ex-Régent, branlant tristement du chef. Vous avez bien fait votre part.
— F’lar ? dit Lessa, partagée entre la conviction qu’elle ne pouvait pas le retenir et le désir de le faire.
— J’irai quoi qu’il arrive, répéta le Chef du Weyr.
— Pas seul, dit Jaxom. Je vous accompagnerai.
Il leva les mains pour demander le silence, mais sans grand résultat. Il éleva la voix pour dominer le tumulte.
— Ruth sait toujours où il est et quand il est. Aucun autre dragon ne possède cette faculté, et vous le savez tous. Et j’irai sans votre permission si vous ne me la donnez pas ! dit-il, foudroyant Lytol, Robinton et D’ram.
Lessa le regarda avec colère, mais elle ne se joignit pas aux protestations.
— Jaxom, vous ne pouvez pas m’accompagner, déclara F’lar. Vous avez des responsabilités…
— Je viens, un point c’est tout. J’ai confiance en Ruth comme vous avez confiance en Mnementh. Et nous devons être aussi peu que possible à participer à cette expédition. Exact ?
— Mais que se passera-t-il, dit Robinton, si le seul Chef de Weyr capable de maintenir l’union de la planète, et le jeune Seigneur qui s’est acquis le respect des Weyrs, Forts et Ateliers, devaient être perdus pour Pern à ce stade critique ?
F’lar éclata de rire.
— Je n’ai pas l’intention de me perdre, et si j’ai peur d’aller là où je demanderai aux Weyrs de me suivre, comment l’exiger d’eux ? Je dois le faire, Lessa, dit-il en lui prenant la main. Tu comprends cela, n’est-ce pas ?
— Oui, dit-elle sèchement, mais je ne suis pas obligée de l’aimer. Et d’ailleurs, je vous accompagnerai tous les deux !
Elle rit devant leurs réactions stupéfaites.
— Pourquoi pas ? Il y a maintenant de nombreuses reines pour perpétuer la race des dragons. Ramoth est toujours la plus grande et la plus brave de la planète, se risquant là où aucun autre dragon n’ose aller. Nous avons bien mérité cette mission, tous les trois, termina-t-elle, levant fièrement le menton, indifférente aux protestations. Quand partons-nous ?
Piemur aboya un éclat de rire.
— Tout de suite, comme ça ?
— Pourquoi pas ? La prochaine Chute n’est que dans deux jours. Jaxom ?
Trois dragons claironnèrent sur les crêtes. Lessa, F’lar et Jaxom sourirent.
— Je ne le dirai pas à Sharra.
Il se tut, tandis que Jancis grommelait furieusement que Sharra ne le laisserait pas partir.
— Je n’en suis pas si sûr, Jancis, dit-il avec un regard conciliant. Mais j’ai certaines choses à mettre en ordre. Et, pour être honnête, j’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil. La journée a été longue.
— Demain, alors ? dit Lessa, d’un ton farouche.
— C’est d’accord. J’enverrai Meer à Ruatha pour prévenir que je passerai la nuit au Fort de la Baie.
— Bonne idée, dit F’lar. Mnementh est très excité…
— Ramoth aussi, dit Lessa, fronçant les sourcils. Nous ne pouvons pas risquer que d’autres dragons aient vent de l’affaire. Heureusement, ils sont les seuls au Terminus en ce moment.
Tous ensemble, ils discutèrent avec Siav de tous les détails de ce saut sans précédent dans l’Interstice. À mesure que les chevaliers-dragons avaient de plus en plus confiance en la réussite, les autres cessèrent leurs objections et s’enfermèrent dans un silence morose.
— Si nous ne sortons pas bientôt, dit Robinton tandis que les trois chevaliers-dragons étudiaient une carte de la faille au plus fort grossissement que pût produire Siav, les étudiants les plus perspicaces vont commencer à poser des questions sur la longueur de cette réunion.
— C’est vrai, dit joyeusement F’lar. Siav, pouvez-vous nous imprimer trois exemplaires de ce que projette actuellement votre écran ? Nous pourrons continuer à l’étudier au Fort de la Baie.
— J’aurais cru que depuis le temps, c’était gravé au fer rouge dans votre cerveau, remarqua Lytol, caustique.
— Presque, répliqua gaiement Jaxom.
Il se sentait transporté par l’assurance que rayonnaient F’lar et Lessa, sans réaliser qu’ils s’influençaient les uns les autres. Les regards de reproche de Lytol ne lui avaient pas échappé, mais, après ses premières protestations véhémentes, son vieux tuteur s’était contenté d’une réprobation muette.
Siav imprima trois exemplaires de la carte.
— Cette installation ne recommanderait pas cette exploration si elle comportait un danger prévisible, dit Siav pour rassurer les sceptiques.
— Prévisible, c’est bien là le hic, dit Lytol en sortant.